INDICE DE MILAN
Laurent Derobert – Kirill Ukolov
Galerie Perception Park, 2 oct – 14 nov 2015
Sous le commissariat de Florian Gaité
Evolutive et expérimentale, « Indice de Milan » installe un lieu, un temps et un contenu qui échappent à la définition conventionnelle de l’exposition. Le projet s’organise autour du dialogue entre Kirill Ukolov, plasticien amateur de science, et Laurent Derobert, savant esthète converti à l’art, dont les trajectoires créatives, en un sens symétriques, convergent en des interrogations communes sur la plasticité de la pensée : comment figurer la naissance et l’évolution d’une idée ? Quelle forme plastique donner à une théorie ? Jusqu’à quel point représentation mentale et image concrète peuvent-elles coïncider ?
A mi-chemin entre le laboratoire, la résidence et la galerie, l’espace reproduit un mur de l’atelier du premier et une partie de la chambre du second, installant la topographie à double entrée d’une recherche artistique déterritorialisée. Il accueille un ensemble de sculptures de Kirill Ukolov, régulièrement alimenté et renouvelé, en charge de provoquer la discussion et de dynamiser la pensée. Face à elles, un lit escamotable, à son dos un tableau noir, permet à Laurent Derobert de méditer in situ sur les « mathématiques existentielles » qu’il a fondées, version philosophico-poétique de la science algébrique.
Empruntant leur postulat à Milan Kundera — la correspondance entre conscience de la durée et faculté de mémoire — ils inscrivent leur réflexion au cœur d’une esthétique de la lenteur et d’une poétique de la trace, deux des lignes de force de leurs démarches, qui imposent à l’événement un rythme et un déploiement au plus près de la progression de l’esprit.
Kirill Ukolov présente des objets simples et minimalistes dont l’apparente insignifiance emprunte directement aux sciences fondamentales qui les ont inspirées. Tout comme ces connaissances impossibles à expérimenter, les propositions du plasticien n’ont ni signification concrète, ni application pratique, sinon celle de poser question et de motiver un débat d’idées.
Ces œuvres conceptuelles vont du simple geste (user un stylo à bille jusqu’à la dernière goutte d’encre) au dispositif expérimental (une balance vérifiant l’égalité des évaporations entre deux verres d’eau) en passant par des sculptures-hypothèses (un agglomérat de règles dont les points zéro coïncident). Au-delà de la simple illustration de théories, elles opèrent un tour de force en proposant une traduction matérielle de ce savoir fondamental, qui en renouvelle la compréhension et en questionne les présupposés. Aussi l’interprétation parodique de la théorie des supercordes en polypropylène interroge-t-elle la pertinence de la métaphore qui la décrit, quand une cascade ou une tôle polie traduisent de manière sensible le surgissement de la quatrième dimension dans le déplacement de la matière.
En référence à la physique quantique, à la « théorie de l’univers chiffonné » de Jean-Pierre Luminet ou encore aux cosmogonies contemporaines, chaque proposition porte un regard critique sur les modélisations scientifiques et les axiomes auxquels elles renvoient, dont le scepticisme inhérent remet en cause le principe de certitude au profit du critère de falsifiabilité.
A l’articulation entre les pratiques des deux artistes invités, « Indice de Milan » aménage des temps de rencontre, au cours desquels le public a l’occasion de prendre directement part au processus de réflexion. A chacun de ces rendez-vous, Kirill Ukolov expose de nouvelles propositions que les participants sont invités à scruter et à manipuler afin d’échafauder des hypothèses de lecture. Laurent Derobert propose à cette occasion deux leçons de mathématiques existentielles, démonstration en acte de l’efficience poétique d’une métaphysique fondée sur des opérations de calcul. La convivialité des échanges et le ludisme du dispositif entendent renouer avec la « joie de la pensée » (Die Freude am denken chez Einstein) en la renvoyant à son désir, la libido sciendi. Le partage des idées s’opère ici sur un mode intuitif, favorisant la sérendipité et les associations libres plutôt que le raisonnement hypothético-déductif.
Tout comme « la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit » (Hegel, Principes de la philosophie du droit), Laurent Derobert ne performe sa pensée que dans un après-coup, tirant directement bénéfice de cette mise en branle de la pensée. Lors de résidences nocturnes et solitaires, dynamisé par ces moments de réflexion partagée, il laisse libre-cours à ses rêveries et aux dérives de son entendement, dans une temporalité diffuse qui la soustrait à ses réflexes cognitifs. Miroir de ces opérations intellectuelles, un tableau- palimpseste porte les traces d’une réflexion en mouvement, qui fait retour sur elle-même, s’efface et se réécrit en permanence. Activation libre de la parole savante, engagée dans une voie alternative au logocentrisme contemporain, cette errance cérébrale permet au mathématicien de fantasmer de nouvelles logiques et de questionner les angles morts de la rationalité : le miracle, l’accident et le possible.
Substantiellement inachevée, « Indice de Milan » rend enfin hommage à l’infinitude de la pensée comme à l’infini de sa force de proposition. A l’instar des Développements dans le vide de Kirill Ukolov ou de L’Abolition du hasard de Laurent Derobert et Celia Nkala, deux dés polis dont les chiffres ont été effacés, le projet oppose la fragilité de ces œuvres et la précarité de leur signification à la rigidité et à l’assurance dont se pare la science. Au cœur d’un dialogue ouvert avec l’art, la théorie dite «pure» assume ainsi pleinement les imaginaires qu’elle draine, rendue à une vitalité et à une inventivité humaines, trop humaines, qui élargissent considérablement le champ de ses interprétations potentielles.
Florian Gaité, septembre 2015.